il quittait sa maison pour aller déjeuner au
Reform Club, tous les détails du service, le thé
de huit heures vingt-trois, l'eau pour la barbe de
neuf heures trente-sept, la coiffure de dix
heures moins vingt, etc. Puis, de onze heures et
demie du matin à minuit, heure à laquelle se
couchait le méthodique gentleman, tout était
noté, prévu, régularisé. Par ailleurs, pas de
bibliothèque, pas de livres, point d'armes dans
la maison, aucun ustensile de chasse ou de
guerre. Tout y dénotait les habitudes les plus
pacifiques.
«Un homme casanier et régulier! Nous nous
entendrons parfaitement, M.Fogg et moi!», se
réjouissait Passepartout.
Au même moment, Phileas Fogg déjeunait au
Reform Club en compagnie de ses partenaires
habituels: l'ingénieur Andrew Stuart, Thomas
Flanagan, les banquiers John Sullivan et Samuel
Fallentin, ainsi que Gautier Ralph, un des
administrateurs de la Banque d'Angleterre. Ces
personnages riches et considérés discutaient
d'un vol spectaculaire survenu quelques jours
plus tôt: cinquante-cinq mille livres en billets
avaient été dérobés à la Banque, par un incon-
nu ayant
l'apparence d'un parfait gentleman.
«Je soutiens, affirma Andrew Stuart, que le
voleur peut parfaitement s'en sortir s'il s'enfuit.
La terre est assez vaste.
–
Elle l'était autrefois... dit à mi-voix Phileas
Fogg.
–
Comment, autrefois! Est-ce que la terre a
diminué, par hasard?
–
Sans doute, répondit Ralph, puisqu'on la
parcourt maintenant dix fois plus vite qu'il y
a cent ans. Cela va rendre les recherches
plus rapides.
–
Allons, reprit Stuart, ce n'est pas parce qu'on
fait maintenant le tour de la terre en trois
mois...
–
En quatre-vingts jours seulement, dit Phileas
Fogg.
–
C'est sans compter le mauvais temps, les
vents contraires, les naufrages, les déraille-
ments,
etc.
–
Tout compris, répondit Phileas Fogg. L'im-
prévu n'existe pas.
–
Pour ma part, s'écria Stuart, je parierais bien
quatre mille livres qu'un tel voyage est
impossible! Le tour du monde en quatre-
vingts jours!
–
J'ai vingt mille livres déposées chez Baring
frères, reprit M.Fogg. Je les parie contre qui
voudra que je ferai le tour de la terre en
quatre-vingts jours ou moins. Acceptez-
vous?
–
Nous acceptons, répondirent M.Stuart,
Falentin, Sullivan, Flanagan et Ralph,
après s'être entendus.
–
Bien, dit M.Fogg. Le train pour Douvres part
à huit heures quarante-cinq. Je le prendrai
ce soir même. C'est aujourd'hui mercredi
2 octobre, je devrai être de retour à Londres,
dans ce salon même du Reform Club,
le samedi 21 décembre, à huit heures
quarante-cinq du soir.»
Dès qu'il fut prévenu, Passepartout prépara le
modeste sac qui contenait sa garde-robe et
celle de son maître. M.Fogg, de son côté, avait
rassemblé vingt mille livres en billets de
banque. À huit heures quarante, Phileas Fogg
et son domestique prenaient place dans le
même compartiment, en gare de Charing
Cross.
Passepartout, abasourdi, pressait machinale-
ment contre
lui le sac contenant les banknotes,
quand il poussa soudain un cri de désespoir.
«Monsieur! Dans ma précipitation ... mon
trouble... j'ai oublié ... d'éteindre la lumière de
ma chambre !»
Jules Verne
D'après l'original
boussole.belin-education.com