dans cette maison, Phileas Fogg n'alla pas à son
club lorsque onze heures et demie sonnèrent à
la tour du
Parlement. Passepartout redoutait à
chaque instant quelque catastrophe.
Vers sept heures et demie du soir? Fogg prit une
chaise et s'assit près de la cheminée, en face de
Mrs. Aouda. Son visage ne reflétait aucune émo-
tion. Le Fogg du retour était exactement le Fogg
du départ. Même calme, même impassibilité.
«Madame, je vous demande la permission de
disposer en votre faveur du peu qui me reste.
–
Mais, vous, Monsieur Fogg, que deviendrez-
vous? demanda Mrs. Aouda.
–
Moi, madame, répondit froidement le
gentleman, je n'ai besoin de rien.
–
Mais comment, monsieur, envisagez-vous le
sort qui vous attend ?
–
Comme il convient de le faire, répondit M.Fogg.
–
En tout cas, reprit Mrs. Aouda, la misère ne
saurait atteindre un homme tel que vous. Vos
amis...
–
Je n'ai point d'amis, madame.
–
Je n'ai plus de parents.
–
Je vous plains alors, monsieur Fogg, car
l'isolement est une triste chose. On dit qu'a
deux la misère elle-même est supportable
encore !
–
Monsieur Fogg, dit alors Mrs. Aouda, qui se leva
et tendit sa main au gentleman, voulez-vous
à la fois d'une parente et d'une amie?»
M.Fogg, à ces mots, s'était levé à son tour. La
sincérité, la droiture, la fermeté et la douceur de
ce beau regard d'une noble femme l'étonnèrent
d'abord, puis le pénétrèrent.
Passepartout fut appelé, il arriva aussitôt. Mr.
Fogg lui demanda s'il ne serait pas trop tard
pour aller demander au révérend Samuel Wilson
de préparer leur mariage.
«Ce serait pour demain, lundi» lui dit-il.
Passepartout sortit en courant.
Comment, de leur côté, les gentlemen du
Reform Club avaient-ils vécu ces derniers jours?
Depuis le 17 décembre, jour où le véritable
voleur avait été arrêté, ils savaient que leur
collègue était entièrement innocent. Mais
Phileas Fogg était parti depuis soixante-seize
jour, et pas une nouvelle de lui ! Avait-il
succombé? Avait-il renoncé à la lutte?
Le samedi 21 décembre, les cinq collègues du
gentleman se trouvaient réunis dans le grand
salon du Reforme Club. Tous attendaient avec
anxiété.
À huit heures vingt-cinq, Andrew Stuart prit la
parole:
«Eh bien, messieurs, si Phileas Fogg était arrivé
par le train de sept heures vingt-trois, il serait
déjà ici. Nous pouvons donc considérer notre
pari comme gagné.
–
Attendons! Ne nous prononçons pas, répon-
dit Samuel
Fallentin.
–
Il a perdu, messieurs, reprit Andrew Stuart,
il a cent fois perdu ! Vous savez d'ailleurs que
le China - le seul paquebot de New York qu'il
put prendre pour venir à Liverpool à temps
– est arrivé hier. Notre collègue doit être
encore en Amérique ! »
L'horloge du salon sonna huit heures quarante.
Les cinq hommes se regardaient. Ils prirent
place à une table de jeu. Puis, un moment de
silence se fit. Le vaste salon du club était tran-
quille. Au-dehors, on entendait le brouhaha de
la foule, que dominaient parfois des cris aigus.
Le balancier de l'horloge battait la seconde avec
une régularité mathématique.
« Huit heures quarante-quatre ! », dit John
Sullivan.
À la quarantième seconde, rien. À la cinquan-
tième, rien encore. À la cinquante-cinquième,
on entendit comme un tonnerre au-dehors,
des applaudissements, des hourras. À la cin-
quante-septième seconde, la porte du salon
s'ouvrit, et le balancier n'avait pas battu la