causait cette agglomération d'animaux. «Quel
pays !», s'écria-t-il.
Le 7 décembre, a onze heures du matin, le train
avait atteint le point de partage des eaux entre
les deux océans. Encore quelques heures et la
traversée des montagnes Rocheuses serait
accomplie. Déjà la neige avait cesse de tomber.
De grands oiseaux, effrayes par la locomotive,
s'enfuyaient au loin. Aucun fauve, ours ou loup,
ne se montrait sur la plaine. C'était le désert
dans son immense nudité.
Peu après Plum Greek, des cris sauvages,
accompagnes de détonations, retentirent sur
toute la ligne du train. Une bande de Sioux
attaquait le convoi. Suivant leur habitude, ils
s'élançaient sur les marchepieds au nombre
d'une centaine, escaladaient les wagons, enfon-
çaient les portières et luttaient corps a corps
avec les voyageurs. Les bagages étaient précipi-
tés sur la voie.
Dès le début de l'attaque, Mrs. Aouda s'était
courageusement comportée. Le fusil a l'épaule,
elle se défendait héroïquement, tirant à travers
les vitres brisées. M.Fogg et Fix combattaient
cote a cote. Cependant, les hardis Indiens
parvinrent à assomner le mécanicien et le
chauffeur de la locomotive. Un chef sioux
voulut arrêter le train, mais, ne sachant pas manoeuv-
rer la manette du régulateur, il le lança au contraire
à une vitesse effroyable.
Alors, Passepartout se glissa sous le wagon et,
tandis que la lutte continuait, il remonta vers la
locomotive en s'accrochant aux chaînes, ram-
pant par le dessous d'une voiture a l'autre avec
une adresse merveilleuse. Lorsqu'il fut au
premier wagon, il décrocha les chaines de
sûreté; une secousse dévissa la barre d'attelage,
et la locomotive s'enfuit. Le convoi perdit
progressivement en vitesse et s'arrêta a moins
de cent pas de la station de Kearney. Les soldats
du fort, attirés par les coups de feu, accoururent
en hâte. Les Sioux ne les avaient pas attendus,
et toute la bande avait décampé avant l'arrêt
complet du train.
Mrs. Aouda était sauve. Fix était blesse au bras.
Phileas Fogg n'avait pas une égratignure. Mais
Passepartout manquait à l'appel ! M.Fogg
comprit les regards que lui lançait la jeune
femme. Si non serviteur était prisonnier, ne
devait-il pas tout risquer pour l'arracher aux
Indiens?
«Je le retrouverai», dit-il simplement à Mrs. Aouda.
Par cette résolution, Phileas Fogg venait de
prononcer sa ruine. Un seul jour de retard lui
faisait manquer le paquebot à New York. Son
pari était irrévocablement perdu. Emu par son
dévouement, le capitaine du fort Kearney
désigna une trentaine d'hommes afin de l'ac-
compagner dans sa mission. Fogg avait sacrifié
sa fortune, maintenant il jouait sa vie, tout cela
sans hésitation, par devoir, sans phrases.
Mrs. Aouda considérait Phileas Fogg comme un
héros.
L'inspecteur Fix avait accepté de rester avec la
jeune femme. Mais, une fois Fogg parti, il
comprenait la sottise qu'il avait faite. Quoi ! cet
homme qu'il venait de suivre autour du monde,
il avait consenti à s'en séparer!
«J'ai été inepte, pensait-il. L'autre lui aura appris
qui j'étais! il est parti, il ne reviendra pas! mais
comment ai-je pu me laisser fasciner ainsi, moi, Fix, moi
qui ai en poche son ordre d'arresta-
tion ! »
On attendit toute la journée. La locomotive,
dont le chauffeur était revenu a lui, fit son retour
en gare. Le soir se fit, la nuit vint, la neige tomba
moins abondamment. Le petit détachement
n'était pas de retour. À l'aube, des coups de feu
éclatèrent. Était-ce un signal? les soldats se
jetèrent hors du fort. Ils aperçurent une petite
troupe qui revenait en bon ordre. M.Fogg
marchait en tête, Passepartout venait après lui.
Cependant, Phileas Fogg se trouvait désormais
en retard de vingt heures.
«Nous pouvons regagner le temps perdu, dit Fix.
La nuit dernière, un homme m'a proposé de
partir en traîneau a voiles. Voulez-vous essayer?»