était désormais certain qu'il s'agissait d'un espion
du Reform Club: ces messieurs voulaient sans
aucun doute s'assurer que M.Fogg accomplissait
bien son voyage autour du monde, selon
l'itinéraire convenu!
Passé Singapour, il y eut une grosse mer. Le
paquebot arriverait à Hong-Kong avec vingt
heures de retard. Par chance, Fogg apprit par le
pilote que le Carnatic, en partance pour
Yokohama, avait été remis au lendemain.
Au sortir du bateau, M.Fogg conduisit Mrs.
Aouda à l'hôtel, en attendant de retrouver le
parent qui devait l'accueillir à Hong-Kong. Mais il
ne revint que pour lui apprendre que, depuis
deux ans, celui-ci n'habitait plus en Chine. Sa
fortune faite, il s'était établi en Hollande. À ces
nouvelles, Mrs. Aouda ne répondit rien d'abord.
Puis, de sa douce voix:
«Que dois-je faire, monsieur Fogg? dit-elle.
– C'est très simple, répondit le gentleman. Venir
avec nous en Europe.»
Passepartout apprit que le bateau était réparé, et
que son départ était avancé pour huit heures le soir
même. Après avoir fait les réservations, il aperçut Fix
qui se promenait de long en large, portant sur son
visage les marques d'une vive déception. Toujours
pas de mandat! Il était évident que le mandat
courait après lui, et qu'il ne pourrait l'atteindre que
s'il séjournait quelques jours en cette ville.
«Eh bien, monsieur Fix, êtes-vous décidé à venir
avec nous jusqu'en Amérique?», plaisanta
Passepartout.
À ce moment, Fix se résolut à tout dire. C'était le
seul moyen peut - être qu'il eut de retenir Phileas
Fogg pendant quelques jours à Hong-Kong. Il
offrit à Passepartout d'aller dans une taverne qui
s'ouvrait sur le quai - une vaste salle bien
décorée. Fix appuya sa main sur le bras de son
compagnon et, baissant la voix:
«Vous avez deviné qui j'étais?
– Parbleu! dit Passepartout en souriant.
– Alors je vais tout vous avouer...
– Bien sûr, maintenant que je sais tout ! Mais
auparavant laissez-moi vous dire que ces
gentlemen se sont mis en frais bien inutilement.
–
Inutilement! dit Fix. Vous en parlez à votre
aise. On voit bien que vous ne connaissez pas
l'importance de la somme!
–
Mais si, je la connais, répondit Passepartout.
Vingt mille livres.
–
Cinquante-cinq mille! reprit Fix. Écoutez. Si
vous m'aidez, et que je réussis, je gagne une
prime de deux mille livres et vous en donne
cinq cents.
–
Vous aider? s'écria Passepartout.
–
Oui, m'aider à retenir le sieur Fogg pendant
quelques jours à Hong-Kong.
–
Comment! Non content de faire suivre mon
maître, de suspecter sa loyauté, ces
gentlemen veulent encore lui susciter des
obstacles! J'en suis honteux pour eux!
–
Mais, demanda Fix soudain troublé, qui
croyez - vous donc que je sois?
–
Parbleu! Un agent des membres du Reform
Club, chargé de contrôler l'itinéraire de mon
maître!
–
Écoutez, dit Fix d'une voix brève. Je suis un
inspecteur de police, chargé d'une maison par
l'administration métropolitaine ... Le 28
septembre dernier, un vol de cinquante-cinq
mille livres a été connus à la Banque
d'Angleterre par un individu dont le signalement
correspond, trait pour trait, à M.Fogg !»
Passepartout ne voulut pas croire à la culpabilité
de son maître.
«J'ai filé le sieur Fogg jusqu'ici, reprit Fix, mais je
n'ai pas encore reçu le mandat d'arrestation que
j'ai demandé à Londres. Il faut que vous m'aidiez
à le retenir à Hong-Kong....
–
Moi? Jamais!», répondit Passepartout, qui fit
un geste pour se lever.
Mais le domestique se sentait de plus en plus
envahir par l'ivresse. Fix voulut l'achever. Il glissa
dans sa main une pipe. Passepartout la prit sans
s'en apercevoir, la porta à ses lèvres, l'alluma,
respira quelques bouffées, et retomba, la tête
alourdie.